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La
courte carrière d'Antoine Watteau et l'originalité de son art, qui rompt pour
une large part avec les modèles de la création académique, font de lui un
artiste singulier: à l'image du peintre des fêtes galantes, de la légèreté
des mœurs et des quiproquos amoureux se superpose celle, romantique, du créateur
fiévreux, obsédé par les tourments de la maladie qu'il exprime dans une
peinture empreinte d'une mélancolie profonde.
Sa période
d'apprentissage s'étale sur une dizaine d'années (1699-1709), pendant
lesquelles il connaît plusieurs maîtres. Son père, de son état maître
couvreur, le place chez le peintre Albert Gérin, dans sa ville natale. Gérin
enseigne à l'adolescent les premiers rudiments, suffisants pour qu'il se rende
en 1703 à Paris, où il copie pour un marchand du Pont-Neuf des tableaux de piété
ou des scènes de genre d'après les maîtres flamands, tels Gerard Dou et David
Teniers. On le retrouve bientôt dans l'atelier de Claude Gillot, peintre réputé
pour ses tableaux inspirés de la scène théâtrale, avec qui il travaillera
jusqu'en 1708. Ces années déterminent le goût pour l'art dramatique de
Watteau, qui fréquente l'opéra et les comédiens italiens et se constitue
alors un répertoire de figures et de sujets dans lequel il puisera abondamment
par la suite. Ses premières peintures dans ce genre, tel Arlequin empereur de
la lune, se démarquent à peine de celles de son maître.
Après ces cinq
années de collaboration, l'élève semblant dépasser le maître, Watteau ira
travailler en 1708-1709 avec Claude III Audran, décorateur attitré des maisons
royales, dans l'atelier duquel il pratique donc un tout autre genre, celui de
l'ornement et de l'arabesque. Après être passé chez ces différents maîtres,
Watteau élabore une technique qui lui est propre et réalise quelques scènes
militaires, étrangères par leur sujet à tout ce qu'il a exécuté
jusqu'alors. Cependant, les principales composantes thématiques de sa peinture
sont déjà en place. Le passage de celle du théâtre à celle de la fête
galante se fait tout naturellement: les liens qui les unissent sont en effet étroits.
C'est le milieu social dans lequel va évoluer Watteau qui va lui permettre de
faire la synthèse de la scène de genre traditionnelle et du genre plus
aristocratique de la fête galante. Les fêtes, il y assiste notamment à
Montmorency, chez le financier Crozat, dont la rencontre est capitale pour le
peintre: ce riche collectionneur et mécène sera son protecteur et son hôte,
et il lui commandera de nombreuses toiles.
Mentionnées par
ses contemporains, son inlassable activité de dessinateur et sa faculté à
saisir sur le vif les modèles sont essentielles dans son art. On peut classer
ses dessins en deux catégories distinctes: l'une participe de la formation même
de l'artiste, qui pratique la copie d'après les maîtres anciens, notamment les
Vénitiens, dans les collections royales, mais surtout chez Crozat; l'autre se
veut une approche plus immédiate de la nature, Watteau accumulant les croquis
pris d'après nature ou les esquisses de modèles plus travaillées. La
technique des trois crayons –
pierre noire, sanguine,
craie blanche –, utilisée pour les plus abouties de ces études, leur confère
une délicate sensualité.
Le rapport du dessin à la peinture diffère largement chez Watteau des données
de la création académique, qu'il semble ignorer. C'est du moins la critique la
plus fréquemment formulée à son encontre, surtout à partir des débuts de la
réforme néoclassique. Watteau, en effet, se contente le plus souvent de puiser
dans ses carnets de croquis les modèles de ses compositions, insérés dans des
paysages qui ne sont nullement conçus en fonction de ces derniers; ce faisant,
il inverse notablement les données traditionnelles de la création académique.
Ses œuvres reposent presque entièrement sur cette utilisation d'un matériau
brut, qui se passe de la médiation du jugement. Ainsi que l'affirme son
contemporain le comte de Caylus, écrivain et collectionneur, «il n'a jamais
fait ni esquisse ni pensée pour aucun de ses tableaux». Cependant, il est
difficile de faire la part entre projet préalable et création spontanée.
Certaines études dessinées préparent des compositions peintes, notamment pour
l'Enseigne de Gersaint (1721), et on a pu répertorier des dessins à la
composition très aboutie qui ont été repris en peinture.
Les rapports de l'artiste avec l'institution académique, souvent ignorés, sont
pourtant manifestes. Il semble vouloir en suivre les étapes classiques: en
1709, il concourt pour le Grand Prix de Rome, dans l'espoir de parachever sa
formation en Italie, mais n'obtient qu'un second prix. Ce fait a sans doute une
importance décisive dans l'orientation de son œuvre: se détournant des
exemples prestigieux du grand genre auxquels il devait espérer se confronter,
il opte pour cette peinture de genre aristocratique qui prend le nom de «fête
galante» lors de sa réception à l'Académie en 1717. Il y avait été
auparavant agréé, en 1712, sur présentation des Jaloux (gravé), et cette réception,
même tardive, témoigne peut-être d'un plus grand attachement qu'on ne l'a
jusqu'alors affirmé à la reconnaissance officielle de ses talents.
La brièveté de la carrière de Watteau interdit d'y voir des phases marquées,
bien que sa peinture évolue vers toujours plus de finesse. S'il est reçu à
l'Académie comme peintre d'histoire, certains de ses tableaux en ont
manifestement l'ambition. Il en est ainsi des Saisons – commandé par Crozat
à Charles de La Fosse et réalisé par Watteau après la mort de ce dernier, en
1716 –, du Repos de Diane – reprise d'un modèle de Louis de Boullongne –,
de Nymphe et Satyre et du Jugement de Pâris. Mais la référence à l'histoire
tient au seul sujet, non à son traitement: Watteau n'obéit pas aux principes
classiques de composition et d'invention et refuse toute héroïsation de la
représentation, si ce n'est dans la Sainte Famille, qui constitue un exemple
unique dans l'œuvre du peintre.
Au début de sa
carrière, outre ses copies d'après les maîtres flamands, Watteau réalise des
scènes de genre d'inspiration nordique, dont il puise les modèles au contact
de peintres d'origine flamande fixés à Paris, comme Nicolas Vleughels. L'Écureuse
de cuivres est proche des peintures de Willem Kalf (qui a séjourné à Paris
entre 1642 et 1646); la Marmotte repose sur un jeu de connotations sexuelles, fréquent
dans la peinture hollandaise; quant à l'Indiscret, il s'inspire d'une gravure
de Rembrandt. Quelques paysages s'inscrivent dans cette tradition nordique, tel
le Paysage à la chèvre, qui suit de près la composition d'un tableau de
Nicolaes Berchem.
L'apport essentiel de Watteau à la peinture de son temps est la création du
genre de la fête galante. Cette dernière renvoie très directement aux
divertissements aristocratiques, dans lesquels le théâtre tient une place
particulière. Watteau lui-même semble avoir assidûment fréquenté les salles
parisiennes; il a réalisé plusieurs portraits (gravés) d'acteurs de la Comédie-Française,
et deux de ses tableaux renvoient très directement au monde des comédiens: les
Comédiens français et les Comédiens italiens. Les types de la comédie française
ou de la comédie italienne reviennent d'ailleurs constamment dans ses
compositions: Pierrot, Mezzetin, Arlequin, Colombine, Pèlerin et Pèlerine,
Espagnolette. Le monde en vient à se réduire à un théâtre galant, où
domine le jeu de l'amour et du hasard. Le nombre des personnages est souvent réduit
à trois ou quatre figures, qui évoquent la scène de Marivaux par
l'incertitude ou la confusion sur l'identité des êtres représentés, et par
le jeu sur l'ambiguïté, que renforce le recours au déguisement.
Ce goût pour le déguisement rend difficile la distinction entre scène de
genre et portrait. Pour ces derniers, rares dans leur acception la plus stricte
(Portrait de gentilhomme), le peintre a fréquemment recours au costume de théâtre,
comme dans le Portrait de Sirois sous un habit de Mezzetin ou dans le Gilles.
Ils sont peut-être plus nombreux dans les scènes de groupes, mais leur identité
est aujourd'hui pour la plus grande part perdue.
Le Pèlerinage à l'île de Cythère (ou l'Embarquement pour Cythère ), par ses
dimensions ambitieuses, se présente comme morceau de réception à l'Académie;
mais aussi par la volonté d'y introduire une narration, celle du départ des
voyageurs pour la patrie des Amours: la construction, qui repose sur le
mouvement, lequel enchaîne chaque couple au suivant selon une ligne rythmique,
évoque la fuite du temps, le caractère éphémère du plaisir, provoquant chez
le spectateur un sentiment d'impalpable mélancolie, rendu par une atmosphère
diaphane.
Watteau appartient à la génération qui hérite du modèle de Rubens,
une fois entérinée la victoire des coloristes, dont les partisans les plus éminents,
Charles de La Fosse et Roger de Piles, constituaient le noyau même des artistes
du «cercle Crozat». Lors de son séjour chez Audran, qui était concierge du
palais du Luxembourg, il a pu étudier la peinture du maître d'Anvers, dans la
galerie Médicis. De Rubens, il retient la brillance de la couleur, qui se fait
plus manifeste dans ses dernières œuvres, le traitement des carnations, vives
et nacrées, où fusionnent le rose, le vert et le blanc laiteux, peinture
vibrante dans laquelle la couleur est posée par touches mêlées et par empâtements,
voire une certaine opulence du corps féminin, dépouillé cependant chez
Watteau de la vitalité baroque du maître (Diane, 1713).
Cet attachement
profond de l'artiste aux prestiges de la couleur le conduit nécessairement à
ce qui sera sa seconde source d'inspiration, les maîtres vénitiens du XVIe siècle,
avec lesquels les affinités ne manquent pas – notamment son goût pour les
nus féminins placés dans un paysage, comme la Nymphe et la Diane, qui évoquent
Giorgione et, surtout, Titien, auquel Watteau reprend sa manière très
particulière de traiter la mythologie galante. Ainsi, le Jugement de Pâris
s'inspire de Diane et Actéon de Titien; s'y mêlent toutefois des emprunts plus
directs à un Jugement de Pâris de Rubens, toile qui se trouvait alors à
Paris.
D'inspiration vénitienne sont également l'emploi de tons brun-vert pour
brosser les fonds de paysages, la fluidité des feuillages (la Perspective;
Assemblée dans un parc), le goût des costumes anciens, l'utilisation de
fraises et de vêtements aux textures chatoyantes qui évoquent Véronèse (la
Finette). Enfin la légèreté de sa touche, sa luminosité le lient à ses
contemporains vénitiens; l'Embarquement pour Cythère repose ainsi tout entier
sur un jeu de transparences où la peinture, comme les êtres, le paysage et les
objets, devient évanescence.
Watteau s'éteint
à Nogent-sur-Marne en 1721, tout juste âgé de trente-sept ans. Sa peinture
aura une répercussion importante sur ses successeurs les plus immédiats,
Nicolas Lancret et Jean-Baptiste Pater, qui ne s'en démarquent pas. Leur répertoire
est essentiellement constitué de ces fêtes galantes, goûtées et prisées
dans toutes les cours européennes, et dont Frédéric II de Prusse s'est montré
le plus fervent collectionneur. Le thème des conversations galantes est repris
par Jean-François De Troy et par Philippe Mercier, qui l'introduit en
Angleterre (Watteau a séjourné à Londres en 1721). À ses débuts, François
Boucher réalise des gravures d'après Watteau pour le recueil que le
collectionneur et historiographe Jean de Jullienne consacre à l'artiste, et ces
gravures influenceront leur auteur de manière indirecte mais marquante, même
si l'érotisme des scènes galantes de Boucher est plus immédiat, se passant
volontiers de l'allusion et du jeu sur les apparences. L'importance de Watteau
tient donc à la création d'un nouveau genre et d'un style nouveau, mais aussi
à l'idée d'un plaisir très sensuel et sensualiste de la peinture, qui se
passe volontiers de la rhétorique classique: c'est en ce sens précisément que
l'on peut voir en lui un artiste profondément moderne.